retour Accueil <Q>Le fermier de Trois moulins</Q> (salon de Mme Necker 1787)

Les recherches dans la base numérique Gallica, de la Bibliothèque Nationale de France, m'ont fait découvrir cette anecdote amusante survenue à M. de Malesherbes se rendant à pied de Melun à Vaux-le-Vicomte, en passant par Trois-Moulins, à la fin du XVIIIe siècle.
A l'époque, la rue de Trois-Moulins actuelle n'existait pas : le chemin de Trois-Moulins partait du faubourg Saint-Liesne (actuelle rue des petites fabriques, vers la place Breton) en direction du Coudray et Maincy ; le chemin des Mènereaux ; probablement la traversée de l'Almont à l'emplacement du Pont de Maincy, sans doute à gué ; puis la rue de Praslin jusqu'au château de Vaux-Praslin (Vaux-le-Vicomte). A moins qu'il ne soit parti du faubourg des Carmes, pour rejoindre Trois-Moulins par le chemin du haut des Mèzereaux.
On peut imaginer une histoire inventée, mais la description est réaliste et intéressante puisqu'on y cite un homme travaillant ses vignes, les prés au bord de l'Almont, ainsi qu'une ferme qui se trouvait probablement vers le moulin du bas.

SALON DE MADAME NECKER - 1787

Dans une pièce vaste et bien éclairée, dont les fenêtres donnaient sur un jardin, étaient plusieurs personnes autour d'une femme encore assez jeune, grande, élancée, et d'une pâleur qui révélait un état de souffrance habituel. Un mouvement nerveux paraissait agiter tous ses traits, et particulièrement sa bouche, lorsqu'elle gardait le silence. Elle était belle pourtant, si l'on pouvait l'être avec cette pâleur de mort qui couvrait son visage, et dont le regard éternel de ses yeux confirmait la triste vérité. Cette femme, en ce moment, racontait une anecdote à trois ou quatre personnes, qui paraissaient l'écouter avec une grande attention, et cela n'était pas extraordinaire, car cette femme était madame Necker. Le salon où elle se trouvait était celui du contrôle-général. M. Necker avait été nommé au moment où l'ardeur animait chacun pour ramener le calme, ne fût-ce même que pour l'apparence. A peine le retour de M. et madame Necker avait-il été connu, que leurs nombreux amis étaient accourus pour les revoir et leur dire la joie qu'on éprouvait de ce retour dans Paris et dans toute la France. Madame Necker souriait doucement en regardant M. Necker, qui, de son côté, renvoyant une partie de ce bonheur à sa femme et à sa fille, voyait doubler pour lui les jouissances de l'amour-propre par celle du coeur.

Madame Necker avait naturellement un son de voix très grave, mais aussi doux ; avantage de femme que n'avait pas madame de Staël, dont la voix était belle, et même pleinement sonore, mais nullement harmonieuse. Quand à madame Necker, son état de maladie rendait son timbre encore plus doux.

- Madame, vous alliez nous dire une histoire de M. de Malesherbes au moment où M. de La Harpe est entré, lui dit le baron de Nédonchel1 ; Voulez-vous ne pas nous priver de cette bonne chose ? [...]

- Je ne sais ; mais il est à remarquer que cette manie qui lui donne un amusement, au reste bien innocent, ne nuisant à personne, n'a encore amené que des résultats heureux et n'a produit aucun résultat fâcheux pour lui au moins pour les autres, je n'en dirai pas autant, et malheur à l'honnête homme si le coquin a offensé M. de Malesherbes !...

Dernièrement il était à Melun et voulait aller à Vaux. Ses chevaux étant fatigués, il les laisse à l'auberge et part à pied pour Vaux. Il faisait à son départ un temps superbe ; mais à peine à moitié chemin, le ciel se couvre, et la pluie tombe fortement. M. de Malesherbes fut contrarié mais il se résigna, et se mit sous un arbre pour s'abriter, - car il n'avait pas même de parapluie. - Enfin l'orage, car c'était plus qu'un grain, continuant toujours, il se détermina à gagner le château en recevant toute la pluie. A peine fut-il sur le chemin, qu'un paysan déboucha d'un des grands sentiers qui bordent la route, dans une petite carriole couverte d'une toile verte, et fort bonne en apparence, surtout pour un homme qui recevait pleinement l'orage sur une assez mauvaise redingote de bouracan fort légère.

- Voulez-vous me donner une place à côté de vous, mon ami ? demanda M. de Malesherbes au paysan, je vous donnerai pour boire.

Le paysan regarda M. de Malesherbes, et loin de se déranger pour lui faire place, il se mit au contraire plus en avant, et dit à monsieur le premier président, en regardant alternativement lui et sa redingote :

- Bah, c'est bien la peine !... le temps va s'éclaircir !... et vous êtes, ma foi, bien couvert !... Ce n'est pas comme cet homme-là.

Et il lui montrait un paysan qui travaillait aux vignes et n'avait que sa chemise.

- Mais il est jeune et je suis vieux dit M. de Malesherbes avec une sorte d'expression, pour attendrir le méchant homme.

- Vieux ! mais pas trop ! Quel âge avez-vous ben ?

- Soixante ans, vienne la Saint-Jean, c'est-à-dire dans huit jours.

- Ah ah ! dit le paysan, fouettant toujours sa bête et trottant à côté du pauvre piéton qu'il éclaboussait de son mieux. La patience de M. de Malesherbes est connue dans ces sortes d'aventures mais celle-ci commençait à l'ennuyer, parce que le remède était aussi par trop près de lui.

- Savez-vous si nous sommes encore loin du château, demanda-t-il au paysan ?

- Oh monsieur. le voilà tout à l'heure ! est-ce que vous y allez ?

M. de Malesherbes fit un signe affirmatif.

- Et moi aussi. j'y vais pour des affaires.

- Et quelles sont vos affaires ? Peut-on vous le demander, si cela peut se dire ?

- Oh! mon Dieu, oui. Je suis fermier de monseigneur, je tiens la ferme des Trois-Moulins, ici près, là tout au bord de l'eau. de beaux prés, ma foi. et si beaux qu'ils tentent tout le monde.
J'ai un voisin Mathurin le pêcheur qui veut me prendre un de mes prés. J'ai plaidé. Mais bah ! il plaide aussi et je ne sais pas comment il s'arrange, je suis toujours condamné à quelque chose ça n'est pas juste ! Enfin, on m'a dit comme ça que monsieur le premier président venait aujourd'hui par ici, et j'ai attelé ma jument, et me v'là.
Je demanderai à monseigneur de me recommander à lui, et si je n'ai pas tout à fait tort, il me donnera raison. Avec des protections, la justice marche toujours.

Monsieur de Malesherbes ne riait plus.

- Pourquoi dites-vous cela ? Avez-vous donc des juges dans ce canton qu'on fait marcher avec de l'argent ? demanda-t-il au paysan d'une voix sévère.

Le paysan se mit à rire de ce rire malin et bête qui ne dit ni oui ni non. M. de Malesherbes répéta sa question.

- Je n'ai pas dit cela, dit le rustre pressé par son nouvel ami, mais je le crois.

Cependant la pluie redoublait de violence le paysan regarda le vieillard, qui marchait avec peine dans le sentier couvert d'une terre glaise glissante, il fit un faux pas et faillit tomber.

Le paysan se mit à rire.

- On voit ben que vous n'êtes pas habitué à marcher dans nos chemins. ça vous accoutumera.

Et il se mit encore à rire. En ce moment ils arrivaient au château. Le paysan entra au trot de sa jument dans la première cour, où il fut obligé de s'arrêter. M. de Malesherbes doubla le pas et gagna le château où il fut reçu comme vous pouvez le penser, avec la joie qu'il inspire toujours, mais sans étonnement, parce que ces aventures-là lui sont familières. Il dit son histoire avec le paysan et pria le duc de Praslin de le faire venir après le dîner pour qu'il parlât au premier président.

En me racontant toutes ces scènes ce matin, ajouta M. Suard, je vous jure qu'il était plus amusant et plus extraordinaire que jamais dans les effets qu'il produit. Mais il s'est surpassé dans la description de l'étonnement du paysan en reconnaissant dans le premier président son voyageur qui glissait et se mouillait sur le chemin humide et crotté de Melun au château. Sa détresse, en regardant les éclaboussures qu'avait faites sa malice sur la redingote de bouracan était bien comiquement rendue par M. de Malesherbes.

- Et je suis sûre, dit madame Necker, qu'il a promis à l'homme de lui faire rendre justice s'il y a lieu ?
Vous en êtes assurée. Quand on le connaît comme nous, on en est sûr d'avance.

Eh bien voilà la confirmation de ce que je disais tout à l'heure un homme qui aura été malhonnête envers un vieillard, un méchant homme enfin, va être plus favorisé que ce Mathurin le pécheur, qui est peut-être un honnête homme.
Je ne comprends pas beaucoup, je l'avoue, la morale de M. de Malesherbes. Je le lui ai déjà dit plusieurs fois et le lui dirai encore. Car enfin, rappelez-vous toutes les aventures qui lui sont arrivées ; elles sont plus ou moins désagréables, mais elles le sont souvent pour lui en résultat.
Et malgré cela c'est presque toujours une récompense qui est donnée à l'homme impertinent qui aura manqué de respect à un vieillard. M. de Malesherbes est vraiment bien singulier2.


1) Je dirais une fois pour toutes, que les histoires que je rapporte sont toutes véritables, ainsi que les noms des personnes que je cite.

2) Quelle que fût la bonté naturelle de madame Necker, on sait que M. de Malesherbes était l’ami le plus intime de M. Turgot, et presque, pas cette raison, l’ennemi de M. Necker !... M. de Malesherbes était ensuite plus qu’irréligieux ; il était presque athée… et l’un des plus zélés philosophes, sorte de gens par leur nature peu aimés de madame Necker.


Source :  Histoire des salons de Paris : tableaux et portraits du grand monde sous Louis XVI, le Directoire, le Consulat et l'Empire, la Restauration et le règne de Louis-Philippe Ier  par la duchesse d'Abrantès
Editeur : Ladvocat (Paris) 1837-1838 (Tome 1, page 83)


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